« Adossé à un arbre, les jambes allongées sur l’herbe fraîche, le Chasseur de Rêves contempla le paysage féerique qui s’offrait à son regard. La chaîne de montagnes qui surplombait la paisible vallée, seulement occupée par les ruines d’un château, s’habillait des multiples couleurs que les rayons du soleil couchant lui offraient.
Le sourire aux lèvres, le souvenir de l’instant où il avait découvert le Tableau lui revint à l’esprit. Au milieu de cette petite salle de musée, perdu parmi des dizaines d’œuvres, il se souvint de la sensation que l’oeuvre lui avait immédiatement procurée : une envie d’évasion, une volonté de contemplation, un désir de chasse au rêve. Comme à son habitude, il avait alors noté les références de l’œuvre et, aussitôt rentré chez lui, s’était lancé dans des recherches sur l’artiste, ses inspirations, ses modèles. Il avait encore vu juste : le Tableau s’inspirait d’un lieu réel, il pourrait aller le contempler de ses propres yeux.
Maintenant que le panorama réel s’offrait à lui, il le compara à la copie imprimée de l’œuvre du peintre qu’il tenait soigneusement entre ses mains et nota les différences. Evidemment, la lumière ; les couchers de soleil ne sont jamais identiques. La nature également, avec l’évolution connue pendant plus d’un siècle. Le château, lui, avait plutôt bien résisté, même si quelques pans de murs et des pierres éparses témoignaient d’un lent effondrement. Il inspira profondément et jubila intérieurement de ce plaisir privilégié qu’il s’offrait encore une fois. Comme d’habitude, il se demanda quelle était la plus belle version : celle qui s’étendait devant lui, bien réelle, ou celle qui se couchait sur le Tableau, la source de son rêve ? Il ne trouvait jamais la réponse. Une question lui effleura néanmoins pour la première fois l’esprit, sans qu’il n’en sache la raison : peut-on encore rêver du mieux lorsqu’on possède le meilleur ? Là encore, après réflexion, il ne trouva pas la moindre réponse.
Le soleil disparaissait rapidement, mais il avait prévu de ne pas bouger de son lieu d’observation. Après tout, il avait voyagé spécialement pour cela, il avait patiemment cherché le lieu qui lui fournirait l’angle de vue idéal du Tableau ; il méritait de s’octroyer de longues heures de contemplation, même nocturne, jusqu’au lever du soleil qu’il ne souhaitait pas non plus manquer. Au moins, cette nuit, il s’approcherait au plus près de ce qu’on appelle le rêve, cette faculté dont il se sentait privé depuis toujours. Il soupira avant de s’installer confortablement. Il avait tout prévu pour ce moment. Sauf l’arrivée d’une autre personne.
Il vit apparaître l’Inconnu, sortant de la forêt, quelques minutes après la disparition du soleil. Il ne fut cependant pas surpris par cette présence ; l’endroit était réputé comme l’un des plus beaux des environs, et cela ne l’étonna guère que quelqu’un d’autre vint l’admirer. Il aurait simplement souhaité pouvoir profiter de ces quelques heures en compagnie de sa solitude. Un détail attira néanmoins son attention : la tenue vestimentaire du nouveau venu, qui semblait tout droit sortie de la Belle-Epoque. Il lui fit un signe de politesse, auquel l’autre répondit volontiers tout en allant se poster devant le paysage, à la luminosité faiblissante, qui entamait sa lente descente vers la pénombre. Il le vit secouer la tête d’un air désespéré et se retourner vers lui :
- Il semblerait que j’ai manqué de quelques instants le spectacle du crépuscule.
Ne sachant trop que répondre face à ce constat teinté de déception, il se contenta de rétorquer ces quelques mots :
- En effet, le soleil vient tout juste de se coucher et de partir au pays des rêves.
L’Inconnu sourit à la réponse et hocha la tête.
- N’était-il pas devant vous ce pays des rêves, comme vous le nommez ?
Le Chasseur de Rêves acquiesça de la tête tout en posant ses yeux vers le vieux château en ruines. Il réfléchit quelques secondes avant de répondre :
- Cela y ressemble probablement j’imagine, je ne sais pas à quoi il ressemble…
- Vous parlez sans doute de votre petit souci.
Les mots le frappèrent en plein cœur. Il se retourna avec surprise vers l’Inconnu, le regard interrogateur, incapable de sortir une parole.
- Allons mon ami, ne prenez donc point cet air stupéfait, vous savez comme moi que vous êtes persuadé d’être dépourvu de la faculté de rêver. Pourtant je suis bien là, devant vous, et vous avez auparavant eu le privilège d’assister à un spectacle grandiose.
Le Chasseur de Rêves, qui reprenait ses esprits, ne comprenait absolument pas ce qu’il se passait. Etait-il en train de… rêver ? Impossible, il ne rêvait jamais. Il s’entendit demander d’un air tremblant à l’Inconnu :
- Qui… qui êtes-vous ? Comment savez-vous cela ?
Alors l’Inconnu s’approcha de lui et planta ses yeux clairs dans les siens. Il eut la sensation étrange d’aperçevoir son propre regard dans un miroir.
- Ne faisons point de mystère, tu connais parfaitement mon identité. Je suis le peintre de ce tableau, je suis ta conscience, je suis dans ton rêve.
- Impo… Impossible, je ne rêve jamais ! s’entendit-il encore une fois dire sans détacher son regard prisonnier.
L’Inconnu s’avança encore un peu plus et prit un air rassurant :
- Pourtant cela l’est, puisque je n’existe que parce que tu m’as créé dans ton rêve. Depuis toujours, tu crois être privé de cette faculté, alors tu chasses les rêves partout où tu peux les trouver : dans les œuvres d’art, dans les livres, dans les films, dans la musique, dans tout ce qui constitue une source d’imagination et potentiellement de rêve ! Ta quête est louable, les rêves des autres se retrouvent partout dans leurs œuvres, mais tu ne peux continuer à te contenter de traquer les rêves d’autrui. Sans le savoir, tu possèdes les tiens, là, enfouis au fond de toi, oubliés quand ton esprit est éveillé. Cela arrive, parfois on oublie ses rêves nocturnes, et d’autres fois on rejette la possibilité d’avoir des rêves à accomplir dans la vie réelle. Mais dis-moi, de quoi as-tu si peur ? Pourquoi tes propres rêves t’effraient-ils à ce point ?
Le Chasseur de Rêves ne percevait toujours pas clairement ce qui se déroulait, mais la curiosité le poussa à en savoir plus. Il décida de se prendre au jeu et d’être sincère :
- Je ne sais pas… Je ne l’ai jamais su à vrai dire.
- C’est là que tu fais erreur. Tu te persuades que tu ne le sais pas, mais la clef est là, juste devant toi, et je peux t’assurer que tu viens de la trouver en me créant. Tu m’as créé pour que je te donne des réponses, que je t’offre la clé des chaînes qui t’emprisonnent. Mais la réponse est simple, et tu l’as toujours connue : tu as peur de la vie. Tu crois que la vie est une briseuse de rêves, que le réel n’est que noirceur, souffrance et médiocrité, qu’il est bien fade face au goût sucré des rêves. Alors laisses-moi te dire ceci, écoutes bien attentivement. Oui, la vie brise parfois les rêves. Oui, le rêve n’est qu’une illusion, une création de l’esprit, de l’imagination, et sera toujours le mieux, même le mieux du meilleur. Et oui, de même que la lumière jaillit de l’obscurité, le rêve prend vie dans le cauchemar ; il n’existe pas sans le cauchemar. C’est pour cela qu’il est essentiel. Parce qu’il permet de se sauver de la noirceur, de la souffrance et de la médiocrité, qu’il permet de s’envoler, de se réfugier, de se projeter vers quelque chose d’autre, quelque chose de meilleur. Alors laisses tes propres rêves se révéler et s’éveiller, donnes leur ta vie, et ils feront de ta vie un possible rêve. »
Une goutte d’eau, tombée sur son front, réveilla en sursaut l’Ecrivain. L’aube qui se levait éclairait désormais le paysage d’un autre ton, le soleil n’allait pas tarder à faire son apparition. En levant la tête, il comprit que quelques gouttes de rosée s’écoulaient des feuilles de l’arbre contre lequel il s’était endormi. Il regarda autour de lui, ne vit personne. Il se frotta vigoureusement le visage avec ses mains pour émerger de sa torpeur. Comme il s’apprêtait à se lever pour s’étirer, il remarqua à côté de lui son carnet d’écriture, un stylo calé entre deux pages. Il le saisit et l’ouvrit en songeant qu’il avait encore dû se réveiller pendant la nuit pour retranscrire un de ses rêves. Il avait pris l’habitude depuis quelques années de noter ses rêves pour s’en inspirer, pour leur donner vie. En lisant celui de la nuit écoulée, il sourit. Celui-ci lui plaisait plutôt bien : il racontait l’histoire d’un Chasseur de Rêves qui se croyait incapable d’en avoir lui-même.
En levant les yeux vers le soleil qui apparaissait derrière les montagnes, il reposa le carnet et garda le stylo. Et devant la beauté d’un paysage irréel et pourtant si réel, devant la magie d’un jour qui se réveille, il pensa comme chaque matin que le stylo qu’il tenait entre ses doigts constituait la clé de tous ses rêves.
Haeresis83